La transition du roman au gothique : un contexte socio-économique déterminant

La réunion de contraintes pousse les hommes à surpasser les difficultés en redoublant d’ingéniosité. Cela les conduit, dans un milieu et un peuple précis, à une architecture inédite et à une révolution stylistique. Ce dernier terme est cependant trop fort pour s’appliquer à la transition roman-gothique qui a lieu au début du XIIe siècle. En effet le roman est désigné comme « le laboratoire du gothique » : la différence fondamentale du gothique avec son prédécesseur est l’emploi systématique des techniques architecturales de l’arc brisé ou de la voûte sur croisées d’ogives.

Ce sont tout d’abord des conditions propices à l’édification de cathédrales qu’il convient de remarquer avec dans un premier temps une explosion démographique. En effet, en 1226 le royaume de France compte 16 millions d’habitants tandis qu’en 1345 il est peuplé de 20 200 000 habitants. Cela signifie qu’une importante main d’œuvre est disponible. De nombreux chantiers, motivés par la nécessité de pouvoir continuer à accueillir cette population grandissante, sont rendus possibles. Cette nouvelle population s’installe de plus en plus en ville par  un phénomène d’urbanisation tandis que les premiers défrichements sont impulsés par les monastères pour tirer des revenus des cultures. Voyant l’avantage de renoncer à la chasse pour le défrichement, les seigneurs les imitent. Cela entraîne la création de villages neufs. De surcroît, le développement commercial, issu du rétablissement du contact entre trois pôles économiques que sont le monde chrétien d’Occident, l’empire byzantin et l’espace arabe, participe au foisonnement des villes. L’Europe elle-même est traversée par l’axe Flandre-Italie, dynamisé par le triangle de Pise, Gênes et Venise. Ces villes impliquées dans les échanges commerciaux profitent à la fois d’une explosion démographique et de ressources. En effet, des conditions météorologiques propices permettent une augmentation des rendements et les déplacements sur les réseaux routiers sont plus sécurisés grâce aux ordres hospitaliers installés entre les communes. Ces dernières possèdent alors assez d’influence pour commencer à refuser la soumission au seigneur. Les villes dotées des premières franchises communales comme Sens, Laon et Amiens sont aussi les premières à accueillir des cathédrales gothiques.

Carte des principales cathédrales gothiques (en vert) en France

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Ces édifices  apparaissent alors que la féodalité commence à décliner, que les rois de France cherchent à étendre le pouvoir royal et que les évêques reprennent la tête du clergé. Ce contexte mène à la volonté d’édification de cathédrales majestueuses pour créer « l’image de marque de la Cité face aux châteaux des seigneurs » selon Roland Bechmann. La force croissante du pouvoir royal accompagne ce mouvement. Elle est notamment incarnée par deux figures majeures de notre période d’étude que sont Philippe Auguste (1180-1223) et Saint Louis (1226-1270). Ce premier est considéré comme le “rassembleur de terres” françaises. En affaiblissant le pouvoir féodal, il s’apparente au “plus grand ouvrier de l’unité française au Moyen Âge”. Saint Louis, quant à lui, contribue à diffuser l’idéal du prince chrétien tout en perpétuant la tradition capétienne. Roi pacificateur, sa politique impulse une croissance économique et offre des ressources pour l’édification des cathédrales. Notre période d’étude constitue ainsi l’apogée de la monarchie médiévale.

Le contexte politique et social semble donc propice à l’ascendance de l’ère des cathédrales. Cependant, les conditions matérielles participent aussi à la création de la complexité, nécessaire à l’innovation. Les constructeurs sont soumis à certaines difficultés d’approvisionnement en matières premières mais également aux prix du marché et du transport face à la croissance des échanges commerciaux, L’extraction de pierres dans des carrières proches du chantier est donc la solution la plus adaptée au contexte. Les bâtisseurs cherchent également à préserver les ressources notamment par l’apparition des cintres qui limitent l’utilisation de bois. Ces derniers correspondent à des échafaudages en charpente qui permettent de construire des arcs. Les vitraux, prépondérants dans les cathédrales, naissent à partir du développement de l’industrie du verre par des techniques de soufflerie et de métallurgie. Le développement de la sidérurgie aux XIe-XIIe  siècles permet des innovations dans le domaine de l’outillage. Ces dernières sont issues d’une liberté intellectuelle en développement et d’esprits novateurs. Ceux-ci sont inspirés par les idées circulant grâce aux voyages, comme les croisades ou celui de Marco Polo. La mise en pratique de ces innovations est notamment favorisée par l’arrivée dans la haute hiérarchie de l’Eglise de fils de serfs et d’enfants de la bourgeoisie. Leur foi chrétienne est profonde mais l’attachement aux biens matériels d’hommes comme l’abbé de Saint Denis Suger ou l’évêque de Paris Maurice de Sully se ressent également. Les cathédrales permettent ainsi d’unifier le spirituel et le matériel.

En effet, la cathédrale prend pour beaucoup sa source dans la Foi. Des témoignages de l’époque illustrent une renaissance de celle-ci dans ce nouveau millénaire. Raoul Glaber, un moine de Cluny de la période romane, déclarait « qu’on eût dit que le monde se secouait et rejetait ses vieilleries pour revêtir une robe blanche d’églises”. Dans ce contexte pieux, la cathédrale est l’incarnation de la Jérusalem céleste. L’art gothique reflète cette magnificence, notamment par la hauteur des édifices qui cherchent à se rapprocher de Dieu. Cependant il est raisonnable de se demander si le nombre et le coût exorbitant des cathédrales peut simplement s’expliquer par la foi. Les commanditaires ont peu de chances de voir la dernière pierre de l’édifice posée, et le peuple s’élève contre ces constructions coûteuses. Une révolte bourgeoise à Reims, de 1233 à 1236, interrompt par exemple le chantier durant plus de deux ans. Cependant, l’essor des ordres monastiques constitue une autre explication à ce foisonnement. En effet, les abbayes de Cluny et de Cîteaux réunissent près de 2000 monastères dans toute l’Europe et constituent une influence grandissante comme le montre l’exemple de l’abbé Suger, proche de Louis VI et Louis VII. Le contexte prend donc une place proéminente dans le développement de l’art gothique mais d’autres forces sous-jacentes ont également leur importance.